Quinze mai mil neuf cent quatre-vingt-neuf. Par une journée extraordinairement pluvieuse naît à Oxford Anne Lizaveta Watkins, d'une mère française aux lointaines origines russes et d'un père incroyablement british, après dix ans de tentatives de conception toutes plus désastreuses les unes que les autres. De ce fait, leur relation a vu depuis longtemps s'éteindre la passion des premiers jours et c'est avec une tendresse mêlée d'expaspération réciproque qu'ils se jurent, à dix-sept heures quarante-deux, de ne pas avoir d'autre enfant, et d'élever Anne comme ils auraient aimé avoir été élevés. (ce qui, on le verra plus tard, se révéla être un point de vue étrange sur l'éducation.) Peter Watkins, riche héritier et chercheur renommé en astrophysique, et Claire Watkins, née Karenine, clarinettiste de haute voltige, se révéleront dénués de sentiments familiaux, et n'ayant qu'un seul projet pour leur progéniture : en faire un génie, comme eux. Peu importe le domaine, tant qu'il reste intellectuel. (salir ses mains ? En quel honneur, avec le compte en banque qu'ils possèdent)

Trois septembre mil neuf cent quatre-vingt-quinze. Anne a six ans et n'entrera pas à l'école cette année, ni les cinq années qui suivront. Ses parents ont décidé de la préserver de la violence du monde scolaire et de faire appel à des précepteurs, afin d'éveiller son intelligence et de sauter quelques étapes inutiles. En effet, la petite sait lire et écrire depuis deux ans déjà, son vocabulaire ferait pâlir plus d'un lycéen et elle sait résoudre des divisions à deux décimales. Mais ses yeux bleus sont déjà teintés d'une mélancolie habituellement réservée aux vieux monsieurs ayant fait la guerre. Elle n'a pas de petits camarades de jeux, d'ailleurs elle ne joue pas beaucoup. Ses précepteurs ne disent rien mais n'en pensent pas moins : qui est ce petit personnage, aux connaissances infinies, à la sagesse étonnante, mais au caractère si éteint ?

Vingt-quatre décembre mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf.
- Père ? Mère ?
La voix fluette émane d'une silhouette diphane et élancée, qui descend promptement les escaliers, vêtue d'une robe aérienne. Personne ne lui répond.
- PETER ! CLAIRE !
Un sursaut se fait entendre dans l'un des salons du grand manoir, et une grande dame aux cheveux d'un blond presque blanc fait son apparition dans l'immense hall. Son visage ne trahit aucune inquiétude ou surprise, elle tient dans sa main une flûte pleine d'un liquide doré et pétillant, un sourire calme orne ses lèvres.
- Anna, ma chère, cessez de crier ainsi je vous prie. Et faites-nous donc le plaisir de vous joindre à nous pour le réveillon de Noël.
Anne Watkins secoue la tête avec vigueur, envoyant ses longues mèches héritées de sa mère voltiger dans tous les sens et former un halo féerique autour de son visage poupin.
- Je n'en ressens pas le désir, Claire.
Sa voix est posée et son ton sans appel. La petite fille sait bien que sa mère n'a aucune autorité parentale sur elle : elle n'a de mère que le nom et la qualité juridique. Anne se débrouille toute seule depuis maintenant quatre ans, date à laquelle la gouvernante a démissionné, découragée par le manque de tissu familial dans le manoir Watkins.
- Très bien, jeune fille, et que comptez-vous faire ?, s'enquiert Claire d'un ton poli.
- Mrs. Johnson m'emmène chez elle, je vais lire des contes de Noël à ses nombreux enfants.
- Quelle délicate attention de votre part, Anne. Eh bien, amusez-vous bien, et tâchez de ne pas rentrer seule.
Mrs. Watkins tourne les talons et s'en retourne discuter avenir du monde avec son illustre époux. Anne, quant à elle, lève les yeux au ciel, exaspérée. Sa mère ne se rend-elle donc pas compte qu'il n'est pas normal qu'elle laisse autant de liberté à son enfant de dix ans ? Elle ne lui a même pas demandé à quelle heure elle comptait rentrer !
Le pas lourd de Mrs. Johnson, la cuisinière, se fit entendre depuis les dépendances et Anne enfila son lourd manteau d'hiver avant de composer son sourire le plus joyeux.
- J'ai enfin fini le dîner de messieurs vos parents, on peut y aller mam'zelle.
Anne aimait beaucoup l'accent négligé de Mrs. Johnson, ainsi que ses délicieux cookies au caramel. Mais ce qu'elle préférait chez cette dame à l'embonpoint presque caricatural, c'était ses neuf enfants, et l'amour envahissant qu'elle leur prodiguait.

Douze février deux mil quatre. SPLASH ! La boule de neige atterrit avec force sur le manteau ceintré d'une jeune femme aux yeux rieurs.
- Hé ! Mauvais joueur, j'avais le dos tourné !
- Et alors, à la guerre comme à la guerre, Anna ! Vigilance constante !
Anne pose les mains sur ses hanches et se compose un air moralisateur. William Johnson ferme les yeux brièvement pour ne pas éclater de rire et attend le discours de la jeune Watkins.
- Saviez-vous, jeune impertinent, que lors des duels chevaleresques, attaquer son adversaire alors qu'il vous tourne le dos était considéré comme la pire des félonies et pouvait conduire à l'annulation et au report du duel ? Ou encore à la vengeance sans limites de la partie injustement agressée ?, débite la jeune femme en écrasant soudain une poignée de neige sur la tête de son ami.
- Argh ! Ah mais je me fais toujours avoir ! Je t'écoute étaler ta science comme de la confiture sur la brioche de ma mère et je me fais TOUJOURS avoir ! Tu triches, Anne Watkins !, s'écrie William d'un ton faussement outré.
Anne s'esclaffe et essuie avec tendresse la neige fondue du visage du jeune homme. Au loin, la forme ronde de Mrs. Johnson les observe avec un sourire ravi. Après des années à s'apprivoiser, les deux enfants les plus intelligents de son entourage se sont enfin trouvé des atomes crochus. Son fils William, sa plus grande fierté, a eu raison de l'esprit farouche de miss Watkins, et les voilà qu'ils batifolent dans la neige comme deux jeunes faons. Une larme émue pointe le bout de son nez au coin de l'oeil de la cuisinière, qui essuie ses mains pleines de farine et retourne à ses fourneaux, enchantée d'avoir trouvé un ami à sa petite protégée. "Petite ?, pense-t-elle. Mais elle fait déjà dix centimètres de plus que moi, et elle n'a pas vingt ans ! Ah ces jeunes, ils poussent comme des bambous c'est dingue."

Vingt-sept août deux mil six.
- Anne, c'est en terminale que vous entrez cette année, n'est-ce pas ?
- Effectivement.
- Pensez-vous obtenir votre diplôme avec facilité ?
- Peter, quel est le but de ces questions ? Vous savez -ou bien l'avez-vous oublié déjà ?- que j'ai choisi l'option littérature russe en plus de la langue anglaise, et qu'ainsi un échec au diplôme, que dis-je, l'absence d'une mention, est tout bonnement impensable, explique Anne d'une voix lasse.
- Bien, bien, répond Peter d'une voix absente.
Son esprit est ailleurs et la jeune femme sent qu'il ne va pas tarder à entrer dans le vif du sujet.
- Anne, votre mère et moi avons des projets pour vous.
Bingo !
- Je n'en veux pas, répond-elle sèchement.
- Ecoutez. Claire et moi reconnaissons votre immense talent. Entre nous, ça s'appelle même du génie. Votre esprit de synthèse et d'analyse, votre goût pour la littérature de tous les horizons et votre style littéraire sont incomparables. Vous devriez, à l'obtention de votre diplôme, profiter de votre notoriété en Angleterre sous votre pseudonyme ridicule pour produire votre génie dans les hautes sphères.
Anne sourcille à la mention de son pseudonyme "ridicule". Il lui a permis de ne pas passer pour une alien auprès de ses camarades de classe, et de mener une vie normale, après tout.
- C'est-à-dire, Peter ? Vous tournez autour du pot, cela ne vous ressemble pas.
- Différentes universités nous ont contactées. Elles vous proposent toutes un poste de consultante en littérature générale, extrêmement bien rémunéré, qui vous engage à quelques conférences, quelques cours magistraux, mais surtout des publications régulières dans leurs différentes revues littéraires.
Anne cligna plusieurs fois des yeux.
- Quelles universités ?
- Cambridge, Yale, Princeton, la Sorbonne, l'université de Moscou, celle de Tokyo...
- Mais... comment connaissent-ils ne serait-ce que mon existence ?
Peter détourne le regard. Anne laisse tomber, pour le moment. L'opportunité est trop belle.

Vous avez. Deux. Nouveaux messages.
Vendredi. Quinze. Mai. Deux mil. Neuf. A. Dix-sept heures. Douze.
"Bonsoir Anne, c'est Peter. Félicitations pour votre conférence d'hier, c'était complet et structuré. Continuez comme ça, nous sommes fiers d..."
Effacé.
Vendredi. Quinze. Mai. Deux mil. Neuf. A. Vingt-deux heures. Trente-cinq.
"Anne ! Annie ! Anna ! C'est ton copain William, tu m'as pas oublié j'espère, hein ? Dis ? Paraît que tu te la coules douce à New-York pour tes vingt ans, paraît aussi que t'es super busy de la mort et que je dois pas te déranger - tes parents sont vraiment des cons de rabat-joie sérieusement, tu les supportes encore ? D'ailleurs ils ont oublié, hein, dis ? Toi aussi je parie que t'as oublié, tête de linotte, rat de bibliothèque, imbécile... JOYEUX ANNIVERSAIRE MA CHERIE ! Vingt ans merde quoi ! J'aurais aimé être avec toi pour fêter ça mais tu as plus important à faire qu'ils disent... Tu reviens quand ? Tu me manques ! Je te manque ? En tout cas je bois à ta santé et je bois BEAUCOUP puisque j'imagine que tu vis ta vie de nonne... REVIENS ANNA KARENINE !"
Fin des nouveaux messages.

Premier septembre deux mil onze.
- J'arrête tout. Je m'en vais.
La suite n'est que tempête et discorde, et Anne n'écoute déjà plus. Ses valises sont prêtes, résonnent encore dans sa tête les mots de William : "Londres, Londres ma chérie. Yellowsky. Là-bas, tu verras..." Quand elle lui avait demandé s'il viendrait avec elle, il avait pris un air attristé, et Anne s'était rendu compte qu'elle tenait trop à ce garçon au charme mystérieux. "Tu sais, Anne, avec Pepper c'est devenu sérieux, on va sûrement... Enfin... Si ça marche pas, je te retrouverais. Promis." Anne ne savait même pas qui était Pepper. Peu importait. Les yeux exorbités de colère de Claire, la voix tonitruante de Peter, ne font qu'appuyer sa décision : elle s'en va et claque la porte. Elle les entend encore crier alors qu'elle est partie. Ils n'ont même pas remarqué son départ.

SMS : Will
02/09/11 12:07
Content que tu sois enfin partie
Jspr que tu trouveras lendroit ou
tu te sens bien - ts mes amis hype
crèvent denvie de vivre à Yellowsky
als jspr que tu auras 7 chance
Lioubov Anna Karenine, a bientot.