Le feu crépite dans la cheminée, avec cette rage brûlante qui ronge inlassablement les bûches disposées dans le foyer diffusant une chaleur ardente autour de lui. Les flammes pourpres et dorées ondoient, crachant des étincelles qui laissent des raies de lumière derrière elles. Debout près de la cheminée, tu contemples en silence du haut de tes deux ans et demi l’envoûtant spectacle, murée dans une sourde et hypnotique contemplation. Les flammes se reflètent dans tes prunelles d'azure qui les fixent résolument. Mue par un irrésistible besoin de s’approcher du foyer, tu esquisses quelques pas d’une démarche mécanique, et t’agenouilles lentement, les yeux toujours rivés sur le feu crépitant. Comme hypnotisée, tu lèves le bras et approche doucement tes minuscules doigts des flammes rougeoyantes, comme si la précipitation risque de rompre l’envoûtement. Tes doigts ne sont plus qu’à quelques millimètres, et la chaleur brûlante vient d’ores et déjà lécher ta peau. « Jazz, arrête ça tout de suite ! ». Tu sursautes violemment et en tombe à la renverse sur le tapis. Ta mère se précipite près de toi, s’agenouille, s’empare de ta petite main potelée pour l’observer en tous sens. Elle a peur, si peur que tu te sois fait mal. Tu es pour elle la chose la plus précieuse au monde, bien plus que sa vie, bien plus que la prunelle de ses yeux. Mais cela tu l’ignores encore ; tu es jeune, bien trop jeune, pour comprend toutes ces choses. « Tu n’as rien ? Jazz, je veux que tu me promettes de ne plus recommencer ! C’est d’accord ? » Sa voix tremble encore de l’émotion que tu viens de lui causer. Elle te serre contre elle, de toutes ses forces, te caresse les cheveux et te berce doucement. « Irina ? Que se passe-t-il ? » Tu lèves les yeux et tu regardes la grande silhouette de ton père s’encadrer dans la porte. Il semble tout joyeux, comme à l’habitude. Son regard bleu dont tu as hérité accroche le tien. « Jazz a failli se brûler ! Voilà ce qu’il se passe ! Je t’avais dit que c’était dangereux de ne pas mettre de protection sur cette fichue cheminée ! », s’écrie-t-elle. Tu t’échappes de ses bras pour courir dans les jambes de ton père, qui te soulève dans ses bras. « Mais elle va bien, regarde ! Elle pète le feu », se moque-t-il gentiment en frottant le bout de son nez contre le tien. Le bisou esquimau, c’est votre signe de ralliement. « Je ne plaisante pas ! », proteste Irina, furieuse. « Moi si », réplique Connor avec ce sourire en coin ravageur qui a fait craquer ta maman, plusieurs années auparavant. Irina continue de bouder mais tu tends tes petites mains vers elle. « Mama », appelles-tu de ta petite voix cristalline. Irina s’approche de vous, te caresse la joue et dépose un baiser sur ta petite main tandis que ton papa plante un baiser sur tes cheveux bruns.  

« Jazz ? » Tu gardes résolument tes prunelles bleues posées sur ton livre de contes. Tu tournes précautionneusement une nouvelle page jaunie et craquelée, puis ton regard glisse lentement le long des pages veloutées, détaillant doucement les fines courbes d’une jolie princesse mythique s’abimant dans la contemplation muette d’une rose pourpre. Tu détailles scrupuleusement le moindre des détails, ses fines mains, les plis de sa longue robe, sa peau blanche et nacrée, sa longue chevelure d’or liquide coulant jusqu’au creux de ses reins en une longue tresse de soleil. Tu dédaignes le texte et pourtant tu sais l’appréhender. Tu n’as pas six ans et déjà tu comprends le sens des mots, de ce que tu vois et déchiffre inlassablement. Lentement tu tournes une nouvelle page d’où s’échappe une photo qui manque de glisser sur le sol. Tu la soulèves doucement. Irina et Conan te dévisagent en riant, un bébé dans les bras. Ton père y dépose un baiser sur le front de ta mère tandis qu’elle serre l’enfant contre elle avec une tendresse maternelle inconditionnelle. Cet enfant c’est toi, et en même tu n’arrives pas à le concevoir. C’est pour toi si abstrait. « Jazz ? » Tu lèves enfin tes yeux bleus bordés de longs cils noirs et croises le regard doux et serein de ton oncle. « Viens ma chérie, il faut y aller », dit-il avec patience. Tu ne réponds rien et te contentes de replacer la photo au bon endroit dans le livre avant de le refermer. Bientôt tu finis par sauter au bas de ta chaise pour suivre ton oncle qui se dirige vers la cuisine. S’en échappent des rires et voix joyeuses, des voix que tu connais depuis peu et qui t’effrayent encore. Ton regard glisse lentement derrière ton épaule et parcourt la pièce du regard un bref instant, embrassant les guirlandes et les objets aux couleurs de Noël. Flotte dans l’air une douce et vibrante odeur de joie et d’excitation. Pourtant tu n’as pas le cœur à la fête. Tu détestes cette nouvelle maison, tu détestes cette nouvelle famille. Une seule envie, une seule, te force à vivre jour après jour. L’espoir qu’un jour peut-être, papa et maman viendront te rechercher pour te ramener à la maison, et que plus jamais vous ne serez séparés. Et pourtant, au fond de toi, tu sais que c’est impossible. Tu l’as compris depuis le premier jour, depuis que tes oncles te couve comme des mères qu'ils ne sont pas pour toi, depuis que tu es entrée dans cette voiture pour atterrir dans cette maison. Tu sais toutes ces choses, et pourtant, lorsque tes prunelles glissent sur l’arbre de Noël et effleurent l’étoile perchée à son sommet, tu ne peux pas t’empêcher de penser que ton vœu finira par se réaliser.

« Et dis-moi, Jazz, tu vas te décider bientôt à te trouver un mec ? », déclare Maxxie tout-à-trac. Les regards de Pippa et de Charlie convergent sur toi tandis que tu lances un regard de poisson mort à Maxxie, qui s’était remise à siroter son verre, l’air de rien. Bon sang, t’avais complètement décroché de la conversation. « Je sais pas. J’ai le temps pour trouver le bon. Et comment ça se passe, avec Lewis ? », tu demandes en espérant changer de sujet, l’air de rien. Maxxie te décoche un regard narquois. « N’essaye pas de changer de sujet, meuf. Je te parle pas de ton futur-mari. Ca fait une demi-heure que tu mates le mec à côté du bar », réplique-t-elle en roulant des yeux. Tu te sens rougir tandis que les filles éclatent de rire. « N’importe quoi. Je t’écoutais, je t’assure », tu réponds, vexée. « Jazz, tu nous prends pour qui ? Quand tu trouves pas le moyen de l’ouvrir, c’est qu’un truc te travaille », décrète Pippa en riant. Tu soupires. Tes amies te connaissent bien, trop peut-être. « A quoi il ressemble, ce fameux mec ? », demande Charlie en se retournant pour fouiller la pièce des yeux. « Ahon, bandant », commente Pippa lorsqu’elle distingue le type sur lequel tu fantasmes depuis une heure. Il est accoudé au bar, porte un pull noir avec un col en V, et semble plaisanter avec le barman, qu’il a l’air de bien connaître. « Tu vas te jeter à l’eau ou quoi ? », te houspille Maxxie. « Quoi ? Mais t’es malade, jamais de la vie », tu protestes en riant, avalant une gorgée de ton cocktail. « Tu comptes finir vieille fille ? », réplique Pippa. « Allez Jazz, ça ne te coûte rien », renchérit Charlie, la force tranquille. Tu les regardes tour-à-tour. « Mais vous êtes dingues ? Ça me coûte ma dignité, tout simplement ! », tu t’écries. « Ta dignité, ironise Maxxie. Jazz, on est dans une soirée, personne ne risque rien à part finir bourré ». Tu es à cours d’argument et te mures dans un silence boudeur. Un silence s’installe entre vous. « Bon, et bien si tu ne veux pas partir à la chasse aux infos, moi, je m’y colle », décrète Maxxie en posant son verre. Elle se lève tandis que tu protestes. Mais elle se perd dans la foule avant que tu ne puisses l’en empêcher. Maxxie s’approche de l’endroit où était accoudé le bel inconnu quelques instants plus tôt. Elle attire le barman de son côté et tu la vois bavarder avec lui. Tu finis par détourner la tête en soupirant. Bientôt, Maxxie refait surface près de vous, triomphante. Elle se rassoit à sa place, reprend son verre, avale une gorgée tandis que Pippa trépigne. « Allez, vas-y, accouche », grommelle-t-elle. « Aloors. Il s’appelle Samuel, il a environ vingt ans, il bosse dans la musique et vit à Londres. Il est célibataire, sa couleur préféré est le bleu et apparemment il est plutôt du genre fils de bonne famille », déclare Maxxie en savourant chaque détail. « T’as trouvé comment aborder tous ces sujets en quinze secondes trente avec le barman ? », demande Charlie en riant. « Les barmen ont la langue bien pendue, c’est de notoriété publique. Et puis celui-là est un pote au mec de Jazz, alors », réplique Maxxie en haussant les épaules. « Mon mec ? Nan mais ça va pas », tu protestes. Pippa hausse les épaules à son tour. « Moi, il me plaît bien, si tu n’y vas pas, c’est moi qui le prend. Et crois-moi, si je l’attrape, on jouera pas aux dames cette nuit », rétorque Pippa. Maxxie et Charlie éclatent de rire. « Non mais sérieux Jazz, vas-y », insiste Charlie. « En plus il est revenu près du bar », souligne Pippa. Tu te retournes. En effet, il est bien là. Tu les fixes tour-à-tour et poses ton verre. « Ok, ok. C’est bon j’y vais. Mais vous faite vraiment chier les meufs », tu réponds en boudant. Tu te lèves et te fonds dans la foule. Tu peines à retrouver un sens de l’orientation quelconque parmi toutes les personnes présentes, mais finis par atteindre le bar. Mais tu as beau le fouiller des yeux, rien. Il a du repartir. Tu te tournes et rencontres le regard des filles qui articulent un « alors ?! ». Tu leur réponds en haussant les épaules. Maxxie se plaque une main sur le front en signe d’agacement tandis que Pippa te fait signe de la main pour t’inciter à fouiller la salle de fond en comble. Tu hésites, puis tu te décides à te promener au hasard. Mais toujours rien. Ton bel inconnu semble s’être volatilisé ou simplement être rentré se coucher. Tu amorces un retour vers tes copines quand tu percutes violemment un torse masculin. « Pardon, pardon », tu t’excuses en te remettant sur pieds. « C’est rien, pas la peine de s’inquiéter », te dit le type. Tu lèves les yeux sur un pull noir à col en V, un visage avec des yeux d’un bleu limpide et un sourire magnifique. Ton bel inconnu. Ton cœur rate un battement. « Je… je m’appelle Jazz », tu dis précipitamment. Il te sourit. « Et moi Samuel », répond-t-il. Il te tend la main et tu la serres maladroitement.