Cela faisait plusieurs nuits qu’il faisait le même rêve. Il aurait probablement pu être un cauchemar, mais sa tournure n’était pas macabre, il ne faisait pas peur en soi, ne terrifiait pas, et les gens qui étaient présents n’étaient pas des personnes au caractère violent. Il n’y avait pas de Jack l’Eventreur, de Joe Carroll ou autre tueur sadique et cruel. Bref, cela ne ressemblait en rien à un cauchemar. Mais le fait qu’il revienne, chaque nuit, incessamment, inlassablement, lui donnait un petit côté angoissant qui ne rassurait Sammaël en rien. Pire, ce rêve lui faisait comprendre ce que jamais il n’avait voulu comprendre auparavant, et ce que jamais il ne voulait comprendre ; son père lui manquait. Il avait eu une figure paternelle toute son enfance, de par le Duc de Mornington, et encore, car cet homme n’avait absolument rien d’un vrai père, mais ce qui lui manquait, c’était son père, son vrai. Celui de qui il tenait ses yeux bleus, sa mère ayant les yeux verts. Il voulait savoir de qui il était né, pourquoi ce père biologique était parti avant sa naissance, l’avait ainsi abandonné. Il voulait savoir, tout simplement, mais sa mère n’aimait pas savoir. Elle répétait souvent que la vérité fait plus mal que le mensonge, le secret, et gardait ainsi pour elle tout ce qu’elle considérait comme dangereux envers son fils. Mais en ce moment, il devait bien l’avouer, il avait du mal à joindre les deux bouts. Entre ses disputes régulières avec Elinor, l’absence de son père, mais aussi de sa mère, ce mystérieux cauchemar et le peu de revenus qu’il avait, il commençait réellement à douter de cette personnalité qu’il avait réussi à se forger avec les années. Et si, finalement, il fallait être prétentieux et péter plus haut que son cul, en montrant la renommée, la popularité de sa famille ou tout simplement que notre portefeuille était plus rempli que les autres, que la moyenne ?

Et comme tous les soirs, son emploi du temps serait le même : il sortirait de cours, exténué, n’ayant absolument aucune envie d’aller travailler, le soir même, et se dirigerait d’un pas lent vers son appartement, prenant le plus de temps possible. Puis il se rendrait compte qu’il supprimait des minutes de sommeil et que dans son état actuel, le sommeil était chose précieuse ; aussi accélèrerait-il la cadence, pour finalement arriver devant la porte en cinq minutes. Là, et ce durant une demi-heure, il travaillerait, puis dormirait, avant de, une heure après, se lever avec gaieté et grand sourire, pour se préparer à aller travailler dans cet endroit qu’il détestait. Plusieurs fois déjà, il s’était demandé pourquoi il continuait à travailler là-bas, mais la réponse n’était jamais apparue clairement. Il partirait donc vers la boîte de nuit, toujours fatigué, absolument pas motivé, et se retrouverait à servir des clients riches et prétentieux toute la soirée. Mais ce soir-là, une jeune fille lui parut différente. Elle semblait presque perdue, comme si elle n’était pas habituée à visiter ce genre d’endroits. Il sourit, compatissant. Elle était blonde, assez jeune, et il ne se rappelait pas l’avoir déjà vue quelque part, bien que son visage lui rappelle vaguement quelque chose, sans pouvoir discerner quoi. Elle attendait au comptoir, aussi s’approcha-t-il d’elle, tentant d’être le plus gentil possible, sachant qu’il reculerait d’un coup s’il apprenait ou se rendait compte que finalement, elle était comme tous les autres. « Bonjour, vous avez l’air perdue… pas habituée du lieu, peut-être ? Qu’est-ce que je vous sers ? »

Il était partagé. Partagé, mais pas totalement stupide non plus. Et visiblement, elle le pensait. Alors, finalement, peut-être qu'elle était comme toutes les autres ? Une menteuse qui cachait bien son jeu, usant de ses atouts féminins pour mieux désorienter l'ennemi ? Cependant, son visage joyeux ne lui donnait pas raison sur ce point. Elle avait beau être probablement, il n'en savait rien, ce n'était qu'une vulgaire supposition, une menteuse, elle semblait enfantine. Presque trop. Elle avait de beaux yeux bleus dans lesquels il aurait facilement pu se perdre, un sourire aiguicheur qui n'était pas non plus allumeur, mais plutôt malicieux, et en tout et pour tout, un joli visage. Mais ce n'était pas son genre de filles, loin de là. Les cliens allaient et venaient, tous plus prétentieux les uns que les autres, comme d'habitude, chaque soir. C'en était devenu une habitude, une vraie. Il commençait à trouver normal le fait que des gens qui pètent plus haut que leur cul viennent dans la boîte de nuit et exhibent devant tous leur portefeuille rempli à ras bord. Et il en avait marre, mais ne disait rien. Aussi, lorsqu'il avait vu cette jeune femme qui lui semblait être seule, attendre devant le comptoir, elle qui semblait différente des autres, il avait jailli sur l'occasion pour sortir un peu de l'ambiance enfant pourri gâté qui planait tout autour de lui, et s'était approché de l'inconnue. Son visage lui était familier, mais impossible pour lui de se souvenir où il l'avait vu, comme un mirage en plein désert. « Bonsoir ! Vous m'avez démasquée, je suis un peu perdue dans toute cette foule ... » Il haussa les épaules, un sourire se dessinant sur ses fines lèvres, tandis qu'elle annonçait sa commande. « Je prendrais bien un mojito s'il vous plait ! » Ah, les mojitos. Il adorait cette boisson. « Je vous fais ça de suite. » Il se tourna, prépara rapidement la boisson, jetant un coup d'oeil aux derniers clients arrivés qui, déjà, s'impatientaient de ne pas recevoir leur commande, alors que, comme d'habitude, il avait affaire aux arguments du genre de « Mon père est ci », « Je vais vous faire ça », etc, qu'il ne prenait jamais au sérieux. Il haussa les épaules une nouvelle fois, se passa la langue sur les lèvres et se tourna vers la blonde en lui tendant son verre. Il fit un geste à son collègue, de l'autre côté du bar, pour qu'il s'occupe des commandes et s'accouda au comptoir, devant la jeune femme. « Je ne dis pas ça parce que vous avez l'air perdue dans le bar, mais c'est la première fois que je vous voie ici et je suis là depuis assez longtemps. De plus, je retiens toujours les visages. Vous êtes seule ? » Faire la conversation, ne pas se montrer trop indiscret, sourire, être poli. Il servit une vodka, un verre de vin blanc et revint vers la jeune femme, qui souriait toujours avec malice.

Il lui arrivait parfois de regretter d’être venu à Yellowsky. Il pensait à sa mère et soudain tout lui semblait si peu important, si… indésirable, qu’il en venait à se demander ce qu’elle pouvait être en train de faire, ce qu’elle pensait de son fils, à qui elle avait si longtemps caché l’identité de son père, s’il lui manquait, simplement. Il avait le mal du pays, peut-être. Pourtant, il avait toujours habité à Londres, ce n’était qu’un quartier différent du sien, de celui où il était né. Elle semblait ne devenir, petit à petit, qu’une ombre parmi sa vie, qu’un passage de son enfance qui était bien trop vite oublié, peu à peu. Il avait toujours pensé que les souvenirs s’estompaient avec le temps, et le temps venait de le lui prouver, lentement. Il n’oubliait pas sa mère, loin de là, mais elle lui manquait sans qu’il ne puisse rien dire, rien faire que de penser à autre chose, et à espérer la revoir le plus vite possible. Ses pensées revinrent alors à l’instant présent, dans la boîte de nuit, devant la blonde dont il ne connaissait toujours pas même le prénom. Il commença à préparer sa boisson, mais déjà il était déjà parti voir les clients impatients, véritables chiens grondant en attendant leur pâtée, et lui était le seul maître à la posséder. C’en devenait presque sadique, et c’est avec sadisme qu’il les faisait tous attendre, encore et encore, les servant tout de même histoire de garder la clientèle. Il revint vers la jolie jeune femme au mojito, déposa le verre devant elle, et c’est avec un sourire ravi et sa voix fluette qu’elle le remercia, presque sincèrement, sincèrement tout court, même. « Merci, c'est vraiment adorable ! » Il acquiesça, haussa doucement les épaules et ajouta, étant presque déjà à l’autre bout du comptoir. « Pas de quoi, c’est normal mademoiselle. » Il prépara quelques boissons, les servit et fit un geste à un de ses collègues pour prendre sa pause. Puis il se dirigea vers la jeune fille, femme, il n’en savait en fait rien, qui répondait à sa question avec un sourire. « En général ce sont mes amis qui vont prendre nos commandes, c'est peut-être pour ça qu'on ne s'est jamais croisé. Mais ce soir ils sont au milieu de cette foule et je n'ai pas le courage de les chercher, pas tout de suite en tout cas. » Il hocha la tête, comprenant parfaitement ce qu’elle disait alors que ce n’était pas forcément vrai. « Depuis quand vous faites ce boulot ? Et pourquoi avoir choisi cette voie ? Si ce n'est pas trop indiscret ? » Il l’aurait presque trouvée trop curieuse, si lui ne l’avait pas déjà été un peu auparavant. « Je comprends, c’est vrai que ce soir, il y a foule. Peut-être à cause du groupe qui passe ce soir, ou alors tout Yellowsky est de sortie pour fêter je ne sais quoi, encore. » Pause. « Pas depuis longtemps. C’est surtout pour me faire un peu d’argent, j’ai pas vraiment envie de devenir barman ou de continuer dans cette voie. Je suis étudiant. En Hypokâgne. Donc, pour arrondir mes fins de mois, je fais des petits boulots. En général ça paye bien, barman dans une boîte de nuit, quand les riches qui y viennent ne sont pas trop radins, si vous voyez ce que je veux dire. Ne vous sentez pas visée, vous ne me semblez pas être comme eux. » Il jeta un rapide coup d’œil aux clients amassés devant le comptoir, qui attendaient leurs boissons. « Des chiens amassés devant leur maître, attendant leur pâtée en grondant, c’est tout ce qu’ils sont. Pitoyable. » Il la regarda quelques instants, puis haussa les épaules en soupirant. « Je suis désolé, hum, j’aurais dû garder tout ça pour moi, je manque cruellement de tact. Et vous, vous bossez dans quoi ? » Il allait lui dire son prénom, mais il se ravisa. En temps normal il ne donnait jamais son prénom, et cette fois n’allait pas être l’exception. Pour elle il ne serait pas Sammaël, il serait un garçon sans prénom, ou, si elle le lui demandait, il serait Zane. Simplement Zane.

Il n’avait pas été élevé de la même façon que les Mornington, et pourtant leur éducation avait été faite par les mêmes personnes. Sans doute qu’au fond, c’était plus sa mère qui l’avait éduqué, et pas une famille riche et haut placée de Londres. Il s’était toujours demandé pourquoi il avait été autant accepté. Sa mère n’était qu’une servante, quelqu’un qui se salissait les mains à longueur de journée pour leur bon plaisir, et lui n’était que son fils, il n’avait aucun sang plus pur qu’un autre, plus « haut placé » que celui des Mornington. Pourtant, il avait passé toute son enfance dans leur grand manoir. Il avait mangé avec eux, joué avec eux, découvert avec eux, appris tout ce qu’il connaissait maintenant et ce qu’il faisait de lui ce qu’il était avec eux. Il ne savait pas vraiment s’il devait les remercier ou leur jeter des pierres pour se pardonner à lui-même. Mais il fallait bien voir la vérité en face : il restait le fils de la bonne. En ce moment, ses pensées étaient obnubilées par Elinor. Il s’en voulait, terriblement, mais récemment, il se sentait perdu. Déboussolé. Il n’arrivait pas à faire le tri entre ses sentiments, tout semblait se mélanger dans son esprit. Tout était mélangé, tel un sablier retourné. « Allez leur dire ça à eux, je suis sûre qu'ils vous diront le fond de leur pensée. » Il sourit, sortit de ses propres pensées et haussa nonchalamment les épaules, dans un élan de je m’en foutisme complet. Il s’en foutait, des autres ; ils n’étaient que des chiens gueulant pour avoir leur boisson, ils étaient si différents de lui, de la jeune femme à qui il parlait depuis un moment, comme s’ils venaient chacun d’un monde unique qui n’était pas celui-là. Lorsqu’il parla de sa prépa, elle ne sembla pas comprendre, faisant tout pour montrer le contraire, mais il sourit sincèrement et fixa ses yeux, ses beaux yeux, soit dit en passant. « C’est une prépa littéraire. » Elle ne parlait pas de ça, mais elle le remercia tout de même pour la précision, un petit sourire amusé s’étalant sur ses délicieuses lèvres perlées. « C’est gentil de préciser, mais je ne me sentais pas visée, je suis bien loin de gagner des cents et des milles et cela ne me dérange pas le moins du monde. Je pourrais vivre sur l'argent de ma famille mais je ne serais pas moi et ce n'est pas la vie que j'ai décidé d'avoir. » Il hocha la tête, comprenant, mais restant silencieux. Il se retourna, entendit un hurlement parmi tant d’autres, qui demandait une vodka, et commença à la préparer, tout en restant vers l’inconnue -car c’est bien ce qu’elle restait, pour le moment- pour entendre ce qu’elle disait. « Ce n'est pas bien grave, je vois exactement ce que vous voulez dire ! Je suis vendeuse dans une petite boutique de chocolat, mais ce n'est qu'un job pour payer nos factures, rien de plus. Mon rêve serait d'ouvrir un restaurant et pour le moment je donne des cours de cuisine à domicile ! » Une boutique de chocolat ? Voilà que la discussion prenait une tournure agréable. Il adorait les chocolats. Il pouvait faire une indigestion, il continuerait toujours à en manger. Le chocolat, disait-il souvent, c’est le bien. C’est la vie. Il ne comprenait d’ailleurs pas ceux qui n’aimaient pas. « J’adore le chocolat, c’est un peu… mon péché mignon. C’est tellement délicieux. Quand le restaurant sera ouvert, il faudra me prévenir, si ça se trouve je serais intéressé par du boulot… pour changer un peu d’air, ici je commence à étouffer. » Il sourit, jeta un coup d’œil autour de lui. Oui, il se sentait étouffer ces derniers temps. Tout devenait trop monotone, bien trop pour lui. Il avait pris de vilaines habitudes qu’il n’aimait pas, mais impossible de s’en séparer. «  Je m'appelle Knoxslay, mais tout le monde m'appelle Knox. » Il hésita un instant. Zane, Sammaël ? Sammaël, Zane ? Oh, et puis merde. Il ferait comme d’habitude. Encore une habitude, tiens. « Sammaël, mais je dis aux inconnus que je m’appelle Zane. Appelle-moi comme tu veux. » Il était passé du vouvoiement au tutoiement, sans réellement savoir pourquoi, et voilà qu’il se tournait vers son collègue avec un petit sourire. « Je prends ma pause, t’as un mojito là, une manzana ici, une vodka là et un coca par-là. » Le jeune homme qui lui faisait face hocha la tête, et Sammaël sortit de derrière le bar pour se retrouver face à Knoxslay. « On va prendre l’air ? » Elle était belle. Il fallait bien l’avouer. Elle avait de jolis yeux, de jolis cheveux, un joli visage, et son sourire était sublime. Si Sammaël n’avait pas été si volage, il aurait bien voulu sortir avec elle. Enfin, il n’aurait pas dit non. Il chassa ces pensées d’un mouvement de la tête, et attendit la réponse de la jeune femme avec une once de nervosité.