« Oh Lord ! Bryséis ! Que diable faites-vous ? Ayez l’obligeance de revenir ici, immédiatement ! » Je me retournai en sursaut, prise sur le fait. J’étais fichue. Littéralement fichue. Je regardais mon compagnon de jeu avec tristesse, un sourire déçu aux lèvres. Il comprit. Ce serait sûrement la dernière fois que nous nous reverrions. Ce n’était pas la première que Mère nous prenait sur le fait et malgré ses précédents avertissements, ses remontrances, j’avais désobéi, profitant d’un moment d’inattention pour aller rejoindre l’enfant d’une de nos nombreuses gouvernantes. Je me levai, de mauvaise grâce et rejoignit mère, qui m’attendait le visage fermé et le regard dur. Je déglutis péniblement. Elle ne laisserait sûrement pas cela passer. Elle referma la porte derrière moi alors que je passai devant elle, elle me saisit violemment par le bras. « Je pensais avoir été limpide la fois dernière et pourtant je vous retrouve encore en compagnie de ce… » Elle cherchait ses mots mais elle n’en avait nul besoin, son regard parlait pour elle. Méprisant au possible. Enfant de gouvernante. Enfant de paysan. Enfant de souillonne, condamné à côtoyer la boue et la fumée comme sa mère. « Nous nous amusions seulement, qu’y a-t-il de mal à cela ? » tentais-je de riposter d’une voix suppliante. Je trouvais cela fort injuste qu’elle m’empêchât de voir mon ami. « Gambader dans la boue n’est pas digne d’une jeune fille de votre rang ! » scanda-t-elle, visiblement outrée par mes paroles. Elle ne comprenait pas. Elle ne comprendrait jamais. Elle ne le voulait pas. « Dois-je vous rappeler que vous avez maintenant douze ans et que vous ne pouvez de ce fait vous permettre ce genre d’écart ? » Ses prunelles s’ancrèrent dans les miennes, glaciales. « Vous aurez à faire votre entrée dans le grand monde bientôt et je ne tolérerai pas un tel comportement de votre part face à nos amis ! » L’apparence, toujours l’apparence. Quand songeront-ils à quelque chose d’autre ? Quelque chose qui en vaille la peine ? « Et si je n’en ai pas envie ? Quand vous soucierez-vous enfin de ce que, moi, je désire ? » Contrais-je, vaine tentative pour me défendre. Pourquoi diable ne voulait-elle pas comprendre mon point de vu ? « Vous êtes trop jeune pour savoir ce qui serait ou non bon pour vous ! Alors, cessez de rouspéter et allez vous faire une toilette, vous empestez ! » La conversation était terminée. Un dernier regard de sa part et elle tournait les talons. Encore une fois, elle avait gain de cause. En effet, je ne revis plus mon ami, ma mère ayant eu une conversation sérieuse avec la sienne. C’était toujours ainsi que les choses se déroulaient. Lorsqu’elle décidait qu’une personne n’était pas assez bonne pour moi, elle l’évinçait sans plus de cérémonie. Je me devais de côtoyer uniquement les gens de mon monde, ayant la même situation sociale que moi et prenant plaisir à participer à toutes ces mondanités hypocrites. Une prison dorée dont je voulus toujours m’échapper en somme.

Mes projets d’évasion se concrétisèrent quand je fus sur le point de fêter mon dix-huitième anniversaire. En effet, deux semaines avant le jour-J, mes parents m’annoncèrent qu’une personne spéciale serait conviée à notre petite sauterie. Mon fiancé. Je restais hébétée quelques secondes, qui parurent des années, à les fixer, m’attendant à ce qu’ils m’annoncent qu’il ne s’agissait là que d’une vaste plaisanterie. Non, ils étaient tout à fait sérieux dans leur démarche. Je jouais la carte de la jeunesse. Après tout, j’obtenais à peine la majorité, âge que j’avais attendu avec grande impatience afin de pouvoir aller explorer le monde extérieur et voilà que je quittais une prison pour une autre. Sans succès. Je réitérais en leur faisant comprendre que je ne connaissais pas ce jeune homme, je l’avais croisé à une ou deux reprises durant les dîners obligatoires auxquels je devais assister. Ce fut une nouvelle fois un échec. Nous avions toute la vie pour faire connaissance, selon mère. Et puis, il ne fallait pas que j’oublie que cette alliance faciliterait les affaires de père et permettrait à la famille de briller comme jamais, bien que nous n’en ayons pas réellement besoin. Jusqu’ici debout, je m’étais contentée de me rasseoir, en silence. Docile. Soumise. Un plan en tête. Satisfait par mon calme apparent, Mère enchaîna sur le programme de la soirée, sur la manière dont les choses devaient se dérouler. Encore une fois je n’avais pas mon mot à dire. Le soir même, je prenais la poudre d’escampette.

La liberté. L’indépendance. Le monde. Les responsabilités. Je ne pouvais être plus heureuse qu’en ce moment. Je pouvais enfin prendre mes propres décisions, certes commettre des erreurs mais n’était-ce pas le lot de tous les humains ? Pour une fois dans ma courte existence, j’avais enfin le choix. Je pouvais agir selon mes désirs et non selon ceux planifier par une personne qui ne souciait que superficiellement de mes envies. Ce ne fut certes pas chose facile mais ne dit-on pas qu’avec de la volonté, il est possible de soulever des montagnes ? Mon côté déterminé m’a été d’un grand secours puisque lorsque je convoite quelque chose, il est rare que je n’y parvienne pas. Je contractais quelques petits boulots, poursuivant bien sûr ma scolarité. Travailler, Dieu si Mère me voyait sans doute aurait-elle une terrible attaque. Encore plus, si elle apprenait que je visais un poste de serveuse. Une Bushnell devenir une vulgaire serveuse. Quelle honte sur la famille ! Quel blasphème ! Elle ne s’en remettrait pas. Mais qu’elle se rassure, cela n’était pas tout à fait certain. Je me devais encore de présenter ma candidature et par la suite être choisie parmi une dizaine. Ce qui, entre nous, avait peu de chance d’arriver. Se coincer une main dans une boîte aux lettres n’était pas vraiment conseillé si l’on voulait transporter des plateaux chargés d’une table à une autre. C’était la casse assurée, fichue maladresse. Si cela n’avait été qu’un accident isolé, cela aurait été bien mais il avait fallu que j’aie déjà foncé sur celui qui me permettrait d’avoir le poster par inadvertance, signe qu’il était vivement déconseillé de me confier ce poste, à moins bien sûr que le but premier soit d’offrir une douche alcoolisée aux clients. Cependant avec un peu de chance, peut-être ne souviendra-t-il pas de moi. Après tout, tout le monde n’avait pas une mémoire eidétique. Please.