Stumbling across
the unknown
CROSS THE BORDER INTO THE BIG BAD WORLD
Anne n'avait jamais eu personne pour lui dire que sortir par un temps pluvieux est déraisonnable. Si elle l'avait quelque fois deviné dans le regard réprobateur de Mrs. Johnson, elle n'en avait jamais eu cure, et avait développé un amour presque obsessionnel pour les promenades sous la pluie. Pas folle au point d'y aller tête nue et débardeur, elle se munissait d'un parapluie et de vêtements chauds et confortables et trouvait ainsi bien plus aisé de commmunier avec la nature. La nature... On la décrivait si bien dans les romans réalistes français. Si bien même que c'en devenait rédhibitoire, et peu poétique. Non, ce qui attirait vraiment la jeune femme dans les paysages grisonnants couverts du voile plus ou moins épais de la pluie, c'est l'effet presque impressionniste qui s'en dégage.
Ainsi, lorsqu'elle avait vu, en levant le nez de Germinal ("Quelle plaie !"), qu'il pleuvait doucement sur les route de Dancing Cat Road, Anne Lizaveta Watkins avait décidé d'abandonner ses études le temps d'une balade humide. Elle avait laissé ses lunettes austères sur son bureau et s'était considérée trente secondes dans le miroir. Comme à chaque fois qu'elle agissait ainsi après quelques heures de lecture, la voix de William Johnson retentissait dans son esprit en un murmure sarcastique : "Il faudrait être fou pour vouloir déshabiller un tel rat de bibliothèque, Anna, tu pourrais faire un effort !" Et elle de répondre que lorsqu'elle lisait, elle était censée être
seule, renvoyant ainsi le jeune importun dans ses pénates.
Mais il n'avait pas tort, William, il n'avait jamais tort. Son reflet lui renvoyait l'image malade d'une jeune fille effacée, au regard usé et au charme presque indétectable. Presque, heureusement, sinon Anne n'aurait plus qu'à s'enterrer sous ses volumes poussiéreux. D'un geste décidé, elle releva ses cheveux en un chignon lâche qu'elle attacha avec deux crayons à papier. "Ta marque de fabrique, Karenine", disait William. Elle se débarrassa ensuite de son jogging et de son pull troué aux manches et taché d'eau de Javel. Sans un regard pour son corps elle piocha dans sa garde-robe un pantalon fuseau couleur tabac et une tunique vert d'eau. Des tennis turquoise et son fidèle parapluie transparent complèterent sa tenue. S'il faisait plus froid qu'elle ne le pensait, ce serait bien fait pour elle. Anne sortit de chez elle comme si le diable était à ses trousses, à présent conscience du besoin d'air frais qui urgeait en elle.
Ses pas la menèrent au parc, cet endroit d'un calme ahurissant qui lui plaisait beaucoup. L'expression "jardin à l'anglaise" avait toujours évoqué en elle des visions féériques de plantes en goguettes, d'arbres vivants et de souches mortes, de fleurs resplendissantes éparpillées çà et là. Tout le contraire du parc du manoir, bien carré, bien versaillais, qui lui donnait envie de pleurer. Du coup, elle était tout de suite tombée sous le charme de ce grand parc désordonné aux mille et une cachettes, aux deux cent trois recoins, qu'elle ne connaissait pas encore par coeur. Situé très près de chez elle, il la voyait plus souvent errer dans ses allées que la bibliothèque.
Perdue dans ses pensées, chantonnant une berceuse russe que sa mère lui avait apprise - ne nous méprenons pas, uniquement parce que Anne le lui avait demandé, et ce à l'âge de douze ans -, la jeune femme se sentait comme une actrice et faisait tournoyer son parapluie transparent sous ses doigts fuselés. Si elle avait su d'emblée qu'elle n'était pas seule à parcourir les chemins maintenant boueux du parc, elle se serait abstenue. Lorsqu'au détour d'une pirouette sur elle-même style "I'm singing in the rain" en russe, elle tomba nez-à-nez avec une sublime créature aux cheveux bruns, elle trébucha, manqua de s'étaler par terre, s'étouffa avec sa salive et perdit un crayon qui siégeait dans sa chevelure. Bref, elle eut l'air ridicule.
Le rose plutôt rouge cramoisi aux joues, elle ramassa son crayon et leva la tête sans pour autant croiser le regard de la demoiselle inconnue qui lui faisait face.
- Euh... Excusez-moi. Je vous en prie, continuez votre chemin et surtout faites comme si vous n'aviez pas vu ce qui vient de se passer.
Anne essaya de faire passer un peu d'humour dans sa voix, histoire que son vis-à-vis ne la pense pas a) complètement timbrée, b) à moitié sociopathe, mais doutait réellement d'y être parvenu.